Les Comités d'émulation du Consulat


[La version de ce texte publiée dans les Annales 2013 comporte de nombreuses notes et illustrations que nous n'avons pas reproduites ici. On pourra s'y reporter.]


Une volonté gouvernementale 


Tout au début du XIXème siècle, le Consulat encourage les préfets à s’entourer de compétences locales en vue d’améliorer l’agriculture et la forêt, mais aussi les routes, le commerce, les fabriques, l’éducation, à partir d’un état des lieux « statistique » de chaque département. Desgouttes, le premier préfet des Vosges, donnera suite à la commande de sa tutelle en créant une société d’agriculture et en réalisant la première Statistique départementale. Si cette Statistique est parvenue jusqu’à nous, la société d’agriculture de l’an VIII ne tiendra que deux séances. Sur la même ligne, son successeur Lefaucheux va mettre en place un outil de recueil d’information, d’échange de compétences et de promotion des innovations agricoles, industrielles et commerciales : les Comités d’émulation.

L’initiative du préfet Lefaucheux


Un arrêté préfectoral du 29 thermidor an IX (17 août 1801) établit un Comité central d’émulation au chef-lieu du département, auquel sont adjoints des Comités dans les quatre sous-préfectures de Mirecourt, Neufchâteau, Remiremont et Saint-Dié. Les attendus de cet arrêté justifient ces créations par les raisons que « le préfet du département des Vosges, désirant seconder les vues du gouvernement pour les progrès de toutes les branches de l’économie politique, mais considérant qu’étant livré journellement à tous les détails d’une administration compliquée, il ne saurait connaître par lui-même tous les besoins des arts, du commerce et de l’agriculture », que les sous-préfets sont dans la même situation que le préfet, et que le chef-lieu du département ne saurait réunir à lui seul toutes les compétences nécessaires. Les missions des Comités d’arrondissement sont bien définies : faire un état des lieux avant 1789, analyser les causes d’éventuels changements, proposer de nouvelles industries, le tout en relation avec le Comité central qui synthétise l’ensemble. La référence explicite à l’avant 1789 est très intéressante et révélatrice de la perception que les pouvoirs publics avaient de la période révolutionnaire au moment du retour à l’ordre engagé par le Consulat. Nous arrivons au moment où Bonaparte se fera plébisciter Consul à vie.

Il est donc indéniable que ces Comités sont conçus comme des outils d’étude et de développement au service d’une politique certes centralisée, mais dont la volonté de s’appuyer sur les ressources locales est également patente. Il demeure cependant difficile d’estimer la portée des influences locales : président de droit du Comité central, le préfet « indique les objets à mettre en délibération » (Article 3 du règlement). Il nomme les membres des Comités sur proposition des sous-préfets. Et nous verrons plus loin que, même s’il instaure par la suite une procédure de cooptation partielle, il se réserve l’initiative des premières nominations.

Tentatives de mobilisation des compétences


Les sous-préfets répondent assez rapidement à la commande préfectorale et proposent des listes de citoyens susceptibles de participer aux Comités. A vrai dire, l’exercice ne devrait pas présenter de difficultés majeures à des sous-préfets auxquels on demande à la même époque d’établir des listes de notabilités fondées sur des données fiscales. Mais l’arrêté du 29 thermidor restait encore imprécis, notamment sur le nombre des personnes à recruter. Il s’ensuivit une certaine confusion et une importante variation dans les modalités de réponse des sous-préfets. Notons que nous n’avons pas trouvé de liste de ce moment pour l'arrondissement d'Épinal.

Le sous-préfet de Neufchâteau fait ainsi parvenir à la préfecture un arrêté  instituant la « liste des citoyens de l’arrondissement communal […] qui sont jugés les plus propres à être membres du Comité d’émulation qui doit être établi en vertu de l’arrêté du préfet du département des Vosges du 29 thermidor an 9e », où l’on peut lire les noms, prénoms, qualités et domiciles des intéressés, assortis d’appréciations scolaires soulignant leurs compétences et leurs mérites. Dans cette dernière rubrique, on met en avant leurs connaissances théoriques et pratiques dans leurs domaines respectifs, leur sûreté de jugement, leur sens de l’observation, sans oublier leur honneur et leur probité. Sur neuf personnes, on relève un propriétaire, un notaire, un fabricant d’amidon, d’huiles et brasseur, un maître de forges, un commerçant en fer de toutes espèces, deux cultivateurs dont un maire, un architecte et un architecte-géomètre qui se trouve être « le seul artiste un peu distingué dans l’arrondissement ». Trois habitent à Neufchâteau et les autres à Graux, Punerot, Robécourt, Létanche, Sionne et Lamarche.

L’arrondissement de Saint-Dié soumet au préfet une liste de onze personnes comprenant un notaire, deux propriétaires de faïenceries, deux maîtres de forges, un fabricant, deux maires, un régent de collège, un médecin, et le pasteur Oberlin. Trois habitent à Saint-Dié, deux à Raon, et les autres à Senones, Rothau, Waldersbach, Framont, Mortagne et Gérardmer. Moins bien informé, plus discret ou moins zélé que son collègue de Neufchâteau, le sous-préfet de Saint-Dié ne fournit pas de renseignements sur les mérites des citoyens présentés.

Pour Mirecourt, une lettre du sous-préfet datée du 16 vendémiaire X (8 octobre 1801) propose une liste de huit noms dont un magistrat, deux fonctionnaires, un luthier, deux négociants et deux cultivateurs, l’un à Ravenelle (sic) et l’autre à Mazirot dont il est maire. Le sous-préfet éprouve le besoin d’expliquer la faible proportion de cultivateurs : peu de propriétaires sont en faire-valoir direct et la ville compte beaucoup d’artisans et de négociants. Ces deux cultivateurs disparaîtront d’ailleurs de la liste définitive puisqu’ils ne résident pas à Mirecourt même.

Le 7 brumaire X (29 octobre 1801), le sous-préfet de Remiremont s’excuse d’abord d’avoir répondu un peu tardivement à la demande du préfet : il ignorait le nombre de citoyens qu’il fallait proposer pour ce qu’il appelle « la Société d’émulation de cet arrondissement » . Après avoir signalé les mérites d’un taillandier d’exception, il annonce la liste des citoyens pressentis, sans autre commentaire. Elle comprend vingt-et-un noms, dont celui du maire de Remiremont, quatre magistrats ou hommes de loi, trois membres de conseils municipaux ou d’arrondissement, dont le président de ce dernier, un médecin, deux officiers de santé, un inspecteur des eaux de Plombières et un pharmacien, un conducteur des routes, trois entrepreneurs, le fameux taillandier, un négociant, un rentier et un homme de lettres qui pourrait être l’abbé Janny. La plupart de ces personnalités habitent Remiremont, sinon Plombières, Le Thillot, Saulxures ou Vagney.

Recadrage institutionnel


On ne peut nier l’existence de ces listes, mais il semblerait qu’elles n’aient pas réellement donné naissance à des Comités opérationnels. Nous n’avons pas en effet trouvé trace de réunions de ces Comités aux Archives départementales, autres que celles consacrées aux opérations que nous allons évoquer maintenant. C’est en effet le 15 frimaire XI (6 décembre 1802) seulement que le préfet prend un nouvel arrêté qui définit clairement les modalités de mise en place des Comités d’émulation. Le nombre des titulaires résidant au chef-lieu est fixé à neuf pour chaque arrondissement et à douze pour le département (Comité central). Le nombre des associés correspondants n’est pas limité. Les membres des conseils d’arrondissement et du conseil départemental sont de droit associés correspondants. Le préfet nomme directement quatre membres du Comité central et trois membres de chaque Comité d’arrondissement dont le sous-préfet, à charge pour eux de coopter leurs collègues, soit six personnalités. Le Comité central se vote alors un règlement le 10 pluviôse de l’an XI approuvé par le préfet le 20 ventôse, soit un an et demi après l’arrêté de création, un retard dû selon l’Annuaire des Vosges de l’an XI et le préfet lui-même dans l’arrêté du 15 frimaire à « diverses circonstances » que nous n’avons pas élucidées.

Ce règlement nous confirme l’organisation géographique des Comités qui s’articule avec une distribution des tâches par domaine de compétence. Le Comité central est en effet divisé en trois sections ainsi définies : « La première section s’occupera de tous les objets qui intéressent l’agriculture. La seconde sera chargée des forêts, des manufactures et du commerce. La troisième aura les routes et autres travaux publics, les arts et l’instruction publique. » (Article 6 du règlement). Composée seulement du Président du Comité, des trois secrétaires de section et du Secrétaire du Comité, une quatrième section a un rôle transversal. Elle est « chargée 1° de la correspondance avec les autorités administratives et les différentes sociétés auxquelles le Comité sera affilié, 2° de tous les objets d’utilité générale et dont le travail n’appartient à aucune des trois autres sections, 3° de la réunion des matériaux recueillis ou fournis par ces trois sections, lorsque le sujet l’exigera. » (Article 12). Les domaines traités par chacune des trois premières offrent un indicateur intéressant des priorités des pouvoirs publics et l’on voit que l’agriculture, hors forêt, mobilise à elle seule une section. Ce n’est sans doute pas par hasard que ces domaines recoupent à peu de choses près le plan de la statistique du préfet Desgouttes.

L’arrêté du 15 frimaire XI relance le recrutement des Comités sur la base des nominations directes par le préfet. En ce qui concerne les nominations des premiers titulaires, ceux qui doivent coopter leurs collègues qui à leur tour proposeront les correspondants, l’arrêté indique pour Épinal Lemolt, président du tribunal civil, Piers, membre du jury d’instruction et conseiller de préfecture, Navière, membre du jury d’instruction, et Welche, membre du jury d’instruction et secrétaire général de la préfecture. A Neufchâteau, le préfet a nommé [Poullain] Grandprey, président du tribunal civil, Panichon, commissaire du gouvernement près le même tribunal, et le sous-préfet Pougny ; et à Saint-Dié, Texon, juge au tribunal de 1ère instance, Gérard, médecin, et le sous-préfet Bizot. Nous n’avons pas de données sur les suites de ces nominations dans ces trois villes.

A Mirecourt, où ont été nommés Estivan, président du tribunal de 1ère instance, Delpierre, substitut du commissaire du gouvernement, et le sous-préfet Lebrun, on se réunit le 20 pluviôse XI (9 février 1803), pour choisir les autres titulaires qui seront le curé de la paroisse, un fonctionnaire, un magistrat, un conseiller d’arrondissement, un officier de santé et un négociant. Enfin, quatre jours après, le 24 pluviôse XI (13 février 1803), le Comité établit une liste de quarante « membres associés correspondants » parmi lesquels on dénombre onze maires et un adjoint, six magistrats ou hommes de loi et un notaire, trois membres ou ex-membres du conseil d’arrondissement, deux succursaliers , quatre commerçants, deux officiers de santé, deux fonctionnaires des impôts, un ancien secrétaire, trois industriels, un garde général et trois propriétaires. Aucun n’est domicilié à Mirecourt, ce qui correspond bien au statut de membre correspondant. Ils se répartissent dans tout l’arrondissement, pour une petite moitié dans les villes comme Charmes ou Darney.

A Remiremont, le préfet choisit Garnier, substitut du commissaire du gouvernement près le tribunal criminel, Noël, suppléant au tribunal de 1ère instance, et Petit Mengin (ou Petitmengin), ex-maire de Remiremont. Lesquels, augmentés du sous-préfet Richard, se réunissent le 17 nivôse XI (7 janvier 1803) dans une salle de la « ci-devant abbaye de Remiremont » en vue de « conformément à l’art. 8 dudit arrêté, faire le choix des cinq autres membres qui doivent compléter le nombre des membres titulaires résidents dudit Comité » soit un président du conseil d’arrondissement, deux magistrats, un maire et un adjoint. Nous ne savons pas si la liste de vingt-et-un noms du 7 brumaire X a été réutilisée ensuite pour recruter des correspondants.

Cela n’aurait pas beaucoup de sens d’engager une étude à caractère statistique des situations sociales et professionnelles des personnes concernées : les listes ne sont pas toutes de même nature, et certaines fonctions comme maire ou conseiller ne sont pas exclusives de professions ou de situations comme rentier ou propriétaire. Toutefois, la prédominance des magistrats et des fonctionnaires de haut rang montre bien à quel point le dispositif est lié à l’autorité du préfet. Certes, les compétences techniques et professionnelles particulières ont bien été sollicitées, surtout lors de la première campagne de recrutement, et davantage à Mirecourt et Neufchâteau qu’ailleurs, mais le moins que l’on puisse en dire est qu’elles ont été ensuite solidement encadrées, surtout si l’on se souvient que les maires et autres conseillers d’arrondissement, de département ou de préfecture sont alors nommés par l’autorité administrative.

Un bilan plus que modeste


Si nous disposons finalement d’informations relativement détaillées sur la mise en place de ces Comités d’émulation, leurs finalités, leurs missions, leur organisation et la condition sociale de leurs membres, en revanche, les traces de leur activité sont extrêmement minces. Le règlement du Comité central prévoyait bien deux réunions mensuelles « au 2° et 4° dimanche à 9 heures du matin » (Article 14) mais les procès verbaux de réunions que nous avons retrouvés proviennent exclusivement des sous-préfectures et concernent seulement la constitution des Comités. Il existe cependant une lettre du Comité central datée du 20 ventôse XI (11 mars 1803) annonçant un « projet pour l’établissement d’une pépinière propre à repeupler la forêt du département » pour lequel, s’il est approuvé par le préfet, « le citoyen Marson, inspecteur (et membre du Comité) fera de son côté les démarches nécessaires pour les faire agréer à l’administration générale des forêts ». Nous sommes bien dans les finalités agricoles et forestières de ces Comités d’émulation. On aperçoit également bien l’étroite dépendance dans laquelle ils se trouvaient vis-à-vis de l’autorité préfectorale ainsi que l’utilisation directe de compétences professionnelles, ici très logiquement un inspecteur des forêts pour un projet forestier.

Mais c’est la seule trace d’activité effective que nous ayons. Nous n’avons pas trouvé d’archives de ces Comités au-delà du 20 ventôse XI (11 mars 1803) et l’annuaire des Vosges n’en parle plus. Les Comités d’émulation des Vosges n’auront pas survécu au départ du préfet qui les avait créés. Le caractère éphémère des Comités d’émulation vosgien n’a sans doute rien d’exceptionnel. Jean-Pierre Chaline signale d’assez nombreux cas similaires en France sous le Consulat et l’Empire : « […] tel préfet essayant de forcer la main des notables du cru pour pouvoir faire état, dans son département, d’une compagnie savante. Qu’ensuite les intéressés n’aient guère montré de zèle pour faire vivre autrement que sur le papier ladite société n’a rien de surprenant ». Ils n’en préfigurent pas moins par bien des aspects les futures Commissions des antiquités et Société d’agriculture de la Restauration d’où naîtra la Société d’émulation en 1825.



L’émulation avant l’Émulation

 « Déjà l’administration centrale du département des Vosges avait tenté, en l’an VIII, d’établir une société d’agriculture ; mais ses soins furent infructueux, et après avoir tenu deux séances, cette société se dispersa.
Le préfet, pénétré des grands avantages que produirait un semblable établissement, et désirant propager, dans le département, le perfectionnement des arts et de l’agriculture, créa, par son arrêté du 19 thermidor an IX, une société, semblable à-peu-près, sous la nouvelle dénomination de Comité d’émulation.
Il doit être formé, dans chaque chef-lieu de sous-préfecture, un Comité d’émulation, qui correspondra avec le Comité central établi dans le chef-lieu de la préfecture. Celui-ci est chargé de réunir toutes les observations, tous les mémoires, toutes les vues qui lui sont présentées par les Comités de sous-préfecture, et d’aviser, de concert avec le préfet, aux moyens d’exécution.
Diverses circonstances ont retardé l’organisation de ces Comités ; mais elle vient d’avoir lieu, et on ne peut qu’attendre des résultats satisfaisants du concours des lumières des citoyens les plus éclairés du département. On en fera connaître la composition dans l’annuaire de l’an XII. »


Annuaire des Vosges, Épinal, an XI, p. 166-167





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