Les origines

[La version de ce texte publiée dans les Annales 2013 comporte de nombreuses notes et des illustrations que nous n'avons pas reproduites ici. On pourra s'y reporter.]


Deux grandes causes : l’agriculture et les antiquités


Le temps de l’Empire passe sur les Vosges. On peut lire une lettre datée du 28 février 1806  où le ministre de l’Intérieur donne son accord au préfet Imbert pour la « formation d’une société des sciences, des arts, de l’agriculture et du commerce par quelques personnes de Neufchâteau », mais juge l’objet trop vaste et conseille d’en limiter le champ. On ne trouve pas d’autre trace de ce projet qui, à la différence des Comités d’émulation du préfet Lefaucheux, semble bien relever de l’initiative privée.

Ce n’est que sous la Restauration que les préfets vosgiens relancent l’idée de mobiliser les compétences locales au service de telle ou telle grande cause nationale. D’une part, pour toutes sortes de raisons économiques et politiques dont l’exposé sortirait de ce cadre, l’agriculture, ou plus exactement l’amélioration de l’agriculture, est l’une des préoccupations prioritaires des pouvoirs publics. Les pratiques agricoles sont réputées archaïques et l’on estime qu’il appartient aux élites sociales et aux grands propriétaires de faire profiter la paysannerie de leurs expertises afin de la guider sur le chemin du progrès, dans le fil des Lumières et du courant physiocrate.

D’autre part, si l’intérêt économique de la recherche des antiquités n’est certainement pas aussi direct que celui de l’agriculture, les enjeux n’en sont pas moins importants. Inscrites dans un large mouvement culturel européen d’inspiration plus ou moins romantique, la recherche et la mise au jour des traces d’occupation gauloises, gallo-romaines ou mérovingiennes participent à la construction des idéologies nationales que le XIXe siècle va exacerber. Et en France, en 1820, comment ne pas soupçonner le pouvoir royal de voir dans l’exhumation et la restauration  des ruines une contribution discrète mais efficace à sa volonté de « renouer la chaîne des temps, que de funestes écarts avaient interrompue », le plus loin possible avant 1789 ?

La Commission des antiquités


La Commission des antiquités naît d’un arrêté du préfet Boula de Coulombiers  en date du 23 juin 1820  faisant référence à une circulaire du ministre de l’Intérieur du 8 avril 1819 « relative à la recherche des antiquités et monuments de la France » et à une délibération du Conseil général des Vosges qui lui a d’emblée voté une allocation de fonctionnement. La Commission est « chargée de la recherche des antiquités et de la direction du travail auquel cette recherche donnera lieu ». « Elle proposera au préfet les dispositions qu’elle croira propres à provoquer des recherches utiles, et à atteindre le plus sûrement possible les buts indiqués dans la circulaire de S[on] Ex[cellence] ». Ses réunions se tiennent à la préfecture. On remarquera que dans leur apparente simplicité, les deux dispositions que nous venons de citer peuvent donner lieu à des interprétations divergentes sur la question de savoir qui a l’initiative des recherches. La Société d’émulation héritera de cette ambiguïté.

Le préfet est de droit président de la Commission où il place Jollois, l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, deux ingénieurs ordinaires et un ingénieur en retraite pour faire bonne mesure. La présence de ces fonctionnaires renvoie d’abord à la dimension technique et administrative de la recherche des fouilles, mais il ne faut pas oublier que Jollois était aussi un antiquaire reconnu  et un dessinateur de talent. On retrouve cette dernière compétence utile chez Hogard, arpenteur-géomètre, et chez son collègue Perrin de Remiremont embauché l’année suivante. L’équipe comporte aussi quelques personnalités comme un magistrat, un maire, un médecin, deux fonctionnaires des impôts, en tout quatorze membres, dont Parisot, secrétaire. Dès 1821, le préfet répare un oubli en intégrant les quatre sous-préfets. Deux ans plus tard, Le Vaillant de Bovent, le nouvel ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, remplace Jollois nommé à Orléans. On admet Dutac  pour ses compétences en dessin, un médecin, le curé de Pouxeux et Mathieu, le vétérinaire secrétaire de la Société d’agriculture, ce qui préfigure peut-être le futur rapprochement entre les deux structures. En 1824, on nomme un notaire, un magistrat, un fonctionnaire des impôts, un négociant naturaliste et un maître de forges, l’architecte du département, mais surtout Rogniat, secrétaire général de la préfecture qui entre en même temps à la Société d’agriculture. Lorsque le préfet d’Estourmel  remplace Boula de Coulombiers, ce dernier devient aussitôt membre correspondant. La Commission compte alors trente-trois membres.

Force est de constater que cette Commission est éminemment préfectorale. Solidement armée d’un préfet, quatre sous-préfets, un secrétaire général, et plusieurs fonctionnaires départementaux, elle s’enrichit certes de quelques contributions privées, mais on voit mal a priori comment elle aurait pu disposer de la moindre marge de manœuvre vis-à-vis de l’autorité administrative. Or, cette Commission va devenir l’une des composantes de la Société d’émulation.

Les traces d’une activité réelle de cette Commission sont assez nombreuses dans les archives. Jollois étudie le Donon, Grand, Soulosse, Bleurville et, bien sûr, ce qui touche à Jeanne d’Arc qui le passionne. Après le départ de celui-ci, le travail continue : Gravier  étudie le chapitre de Saint-Dié, Hogard l’abbaye de Chaumousey, Mougeot l’église de Champ-le-Duc, Mengin le château de Darney et même les origines du jeu de quilles. Enfin Parisot saura attirer l’attention sur les tumuli de Bouzemont et le site de Damas, son village natal. Il ne manque pas d’amateurs pour apporter leurs trouvailles à la Commission et les entrepreneurs signalent les objets intéressants avant d’engager les travaux qui pourraient les détruire. Les découvertes de médailles, de monnaies, de statues, de voies et de sites divers prouvent que cette Commission constitua un véritable groupe de travail efficace et compétent qui a joué, entre autres, un rôle évident dans la création du Musée départemental réalisé de 1823 à 1828 ; en 1822, lors de la décision d’établir le Musée dans l’ancien dépôt de mendicité, là où il se trouve encore, la collection archéologique de la Commission comprend déjà « une cinquantaine de monuments et d’objets divers, et de très nombreuses médailles » .

La Société d’agriculture


Quand il crée la Société d’agriculture  par un décret du 1er décembre 1820, le préfet Boula de Coulombiers doit faire face à une situation économique difficile. Le département a connu trois ans d’occupation militaire et des moments de disette. Les routes sont en bien mauvais état et relativement peu sûres. Et la population va passer d’environ 300 000 habitants en 1800 à 420 000 en 1840, ce qui peut constituer un atout, mais risque de poser de redoutables problèmes d’approvisionnement.

Aussi, sans négliger l’industrie, les pouvoirs publics vont-ils tenter en priorité d’améliorer les rendements agricoles ou forestiers  et de reconstituer le cheptel, notamment celui des chevaux. Il existe des personnels qualifiés plus ou moins à la disposition du préfet, comme le réseau vétérinaire du département ou les correspondants du « Conseil d’agriculture établi près le Ministère de l’intérieur  ». Le réseau vétérinaire est dirigé par Henri Mathieu, « médecin vétérinaire du département », qui chapeaute quatre « maréchaux vétérinaires », un par arrondissement hors Épinal. Membre de plusieurs sociétés savantes et auteur d’un Voyage agricole dans le département des Vosges (1821), Mathieu est un personnage d’une réelle envergure intellectuelle qui jouera un rôle de premier plan dans la Société d’agriculture et plus tard la Société d’émulation.

En tête de liste de la Société d’agriculture figurent les noms des cinq correspondants du ministère  qui sont Cuny, procureur du Roi à Épinal, Marant  à Neufchâteau, Mersey à Mirecourt, Humbert à Saint-Dié et Berguam à Remiremont. Il s’y ajoute deux cultivateurs dont un maire, un professeur de collège, un receveur de l’enregistrement et Mathieu qui est élu secrétaire. L’année suivante, la Société intègre deux magistrats, trois propriétaires, trois maires  et un « cultivateur et percepteur », en 1823, le duc de Choiseul  et d’Hennezel et, en 1824, un magistrat honoraire, deux propriétaires dont un ex-maire d’Épinal, un cultivateur, un conseiller  et le secrétaire général de la préfecture, Rogniat. Enfin, on retient Parisot, le secrétaire de la Commission des antiquités. Cette dernière nomination semble bien faire pendant à celle de Mathieu à cette même Commission. Un seul membre, de Ménouville, a disparu de la liste en 1824. La Société compte alors vingt-huit membres.

Il ne fait guère de doute que les compétences professionnelles sont bien représentées par des cultivateurs et des propriétaires qui peuvent s’intéresser à la rentabilité de leurs biens ainsi que par un vétérinaire. L’objectif de la Société est, en effet, « d’offrir aux cultivateurs les moyens de s’éclairer mutuellement en se communicant le résultat de leurs observations et de leurs expériences ». À cette fin, elle « sera chargée de réunir et de répandre les observations, les mémoires et les vues qui pourront intéresser l’industrie rurale et en hâter les progrès ».

Toutefois, il est possible que l’arrivée progressive de personnalités issues de l’aristocratie, de la magistrature ou de l’administration ne déplace le centre de gravité de cette Société d’agriculture, dont tous les membres vont entrer à la Société d’émulation, vers le pouvoir et la préfecture où elle tient ses réunions.

Comme la Commission des antiquités, la Société d’agriculture a été un groupe de travail effectif qui s’est préoccupé de repeuplement forestier, de l’amélioration des techniques et du cheptel, d’un projet précis de ferme expérimentale, même si l’on a de bonnes raisons de penser que la charge reposait en fait sur un très petit nombre de personnes. Mais cette Société rencontre une difficulté que ne connaît pas la Commission des antiquités. Cette dernière peut en effet estimer avoir atteint ses objectifs à partir du moment où les objets antiques sont inventoriés et protégés et où l’information les concernant a pu circuler entre les membres et quelques autres érudits ou amateurs d’histoire. De son côté, la Société d’agriculture ambitionne d’atteindre les agriculteurs vosgiens dans leur ensemble. Il ne suffit donc pas de rassembler l’information, mais aussi et surtout de la diffuser largement. C’est bien ce que prévoit l’arrêté de création, mais sans en définir explicitement les moyens, même si la subvention du Conseil général permet quelques impressions et diffusions dont un Rapport sur les travaux de la Société d’agriculture du département des Vosges diffusé en 1822 dans toutes les communes.

Toutefois, il apparaît que la Société n’a pas toujours eu les moyens de son action comme le montre l’anecdote suivante. En mars 1825, alors que la Société d’émulation existe déjà sur le papier depuis le 8 janvier, le préfet adresse au ministère de l’Intérieur une demande en vue de l’installation d’une presse à la préfecture destinée à la reproduction par la Société d’agriculture des dessins de machines et instruments agricoles, ce qui aurait été plus commode et moins coûteux que le recours à un imprimeur extérieur. Il essuie un refus au motif un peu spécieux  qu’un brevet ne saurait être accordé pour un objet particulier, puisque rien n’empêcherait ensuite son détenteur d’utiliser l’outil à d’autres fins. Cela s’arrangera quelques années plus tard : en avril 1829, la Société pourra disposer d’une « presse lithographique nouvellement établie à Épinal ». Au-delà de cette petite affaire particulière, le problème d’une diffusion efficace des travaux deviendra récurrent dans l’histoire de la Société d’émulation comme dans celle d’agriculture, l’une et l’autre excellant semble-t-il davantage dans les échanges entre sociétés savantes, ce qui n’est certes pas inutile, que dans l’action concrète auprès des agriculteurs .



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