La naissance : 1824 - 1825

[La version de ce texte publiée dans les Annales 2013 comporte de nombreuses notes et des illustrations que nous n'avons pas reproduites ici. On pourra s'y reporter.]

Nous avons vu que des signes avant-coureurs de la réunion de la Commission des antiquités avec la Société d’agriculture apparaissent dès 1823-1824 avec la nomination croisée des secrétaires, Parisot à l’agriculture et Mathieu aux antiquités, ou avec le placement du secrétaire général Rogniat dans les deux organisations. Il va de soi que tous ces messieurs se rencontraient et se connaissaient et que bien des échanges de vive voix ont dû aborder la question de leur association sans nous en laisser de traces. Il subsiste néanmoins toute une série d’archives à partir desquelles nous allons à présent retracer le cours des évènements dans leur détail chronologique afin d’offrir à chacun l’occasion d’en apercevoir par lui-même les péripéties et d’en apprécier les enjeux.

Mai 1824


C’est une lettre de Mathieu à son homologue Parisot qui constitue le premier document précurseur de la nouvelle Société. Sur papier à en-tête de la Société d’agriculture daté du 20 mai 1824, elle propose sans ambiguïté la réunion des deux groupes :

"Monsieur et cher collègue,
J’ai l’honneur de vous faire part, afin que vous veuilliez [sic] bien le communiquer à la Commission des antiquités, que la Société d’agriculture du département, vient d’après la motion faite par l’un de ses membres, M. Rogniat, à la séance du 17 de ce mois, de délibérer sur les avantages qui résulteraient pour l’une et l’autre société de désormais se réunir en une seule et unique assemblée.
Les motifs à ce rapprochement sont fondés, sur ce que les séances sont généralement peu nombreuses en membres, que ceux de ces derniers qui consacrent leurs veilles à la propagation de la vérité ne peuvent rester étrangers à aucune partie, soit qu’il s’agisse de diminuer les misères de la vie, ou d’illustrer le pays, ou bien encore de charmer certaines heures de l’existence. Pour accomplir ce but, on formerait dans cette nouvelle Société, indépendamment des sections Agriculture et Antiquités qui conserveraient toujours leurs attributions primitives, une 3ème, la Littérature. Celle-ci permettrait de voir alors nous être associés de bien chers compatriotes, l’honneur du sol vosgien. La Société d’agriculture aime à se flatter, Monsieur et cher collègue, que son projet trouvera accès près de MM. les membres des Antiquités." [amabilités et politesses]

Cette lettre place clairement l’initiative écrite de l’opération du côté de la Société d’agriculture, mais on aperçoit la main de la préfecture derrière la motion de Rogniat, secrétaire général et membre des deux groupes. On sent que l’assiduité aux séances laisse à désirer et que les quelques uns qui « consacrent leurs veilles à la propagation de la vérité » ne refuseraient pas quelques renforts. Il ne parle pas de « Belles-Lettres » mais de « Littérature », ce qui n’est peut-être qu’une question de vocabulaire, mais pas non plus d’« Arts » et de « Sciences ». Enfin, il ne cache pas l’intention des sociétaires de « conserver toujours leurs attributions primitives », c’est-à-dire leur indépendance.

Il faut également remarquer qu’au même moment, un évènement d’apparence anodine vient troubler la marche de la Commission des antiquités. Sans doute submergée de mémoires, l’Académie royale demande en mai 1824 l’arrêt de toute correspondance à cet égard avec elle et cesse d’attribuer des médailles aux sociétés méritantes. Déjà distinguée mais néanmoins piquée au vif, la Commission décide d’arrêter toute correspondance avec l’Académie et de poursuivre ses travaux « en famille, sauf à se constituer avec une organisation nouvelle ».

L’idée d’un rapprochement entre la Commission des antiquités et la Société d’agriculture aurait donc germé plus ou moins simultanément dans les esprits de leurs sociétaires, ou à la rigueur dans ceux de leurs responsables et membres les plus actifs, et aurait pris corps avec un petit coup de pouce de la préfecture. En tout état de cause, ce qui est envisagé à ce moment-là est la réunion de deux entités augmentées éventuellement d’une troisième, plutôt qu’une fusion comme on le dit parfois.

Juin 1824


Le dossier progresse sous le contrôle de la préfecture et l’on travaille sérieusement à l’élaboration des statuts de la future société. Dans une séance de la Commission des antiquités du 2 juin en présence du préfet et de Mathieu, on prévoit que : 1) « Il y aura au chef-lieu du département des Vosges une société littéraire dont le nom modeste sera ultérieurement déterminé ». 2) « Cette société sera provisoirement divisée en trois sections, savoir : Agriculture, Antiquités et Belles-Lettres ». 3) « Chaque section tiendra ses séances ordinaires à part […] Plusieurs sections peuvent se réunir ». 4) « Chaque trois mois une séance générale présidée par le préfet » qui définit le plan de travail sur proposition des sections. 5) Un journal paraîtra tous les trois mois, trois feuilles, sur budget des sections d’agriculture et des antiquités abondés du fruit des abonnements. 6) Chaque section aura son budget propre sur subvention du département. Enfin, transitoirement, les actuels membres entreront de droit dans la nouvelle société ; on demandera à Pellet de recruter la section des Belles-Lettres ; tant que cette dernière section n’aura pas assez de membres, elle se joindra aux séances d’une autre section ; on va demander au préfet de prendre un arrêté de création. Nous pouvons dire que dès cette date, les grandes lignes sont définies, non sans une certaine prudence, puisqu’on se propose de choisir un nom « modeste » et une organisation en sections « provisoire ».

Août 1824


Le 24 août , au cours d’une séance commune et « solennelle » à laquelle participent le préfet, le duc de Choiseul, Meschini, Mathieu, Laurent, Haigneré, Grillot, Dutac, Drouel, Marant, Billot, Mersey, Denis et Parisot qui prend le secrétariat, on élabore un projet de règlement inspiré des propositions du 2 juin que l’on soumettra à l’approbation officielle du préfet. Par rapport à la mouture du 2 juin, on ajoute quelques détails sur la périodicité des réunions ou le tarif des abonnements au journal (1 franc pour les communes et 3 francs pour les particuliers) et l’on affirme le principe du libre usage de ses fonds par chaque section. Ce dernier point n’a en revanche rien d’un détail, puisqu’il signe l’incapacité future de la société à fédérer réellement les sections.

Dans un extrait séparé du procès-verbal de cette séance du 24 août, on apprend que, « sur proposition du duc de Choiseul », la Société pourrait s’installer au Musée départemental, dans des locaux à l’aménagement desquels doivent s’atteler sans tarder les deux secrétaires, le directeur du Musée (Laurent) et l’architecte départemental (Grillot). En attendant, on déposera les objets d’art et de science dans la grande salle du Musée, ou dans les deux cabinets adjacents, et les grosses pièces dans les vestibules, après inventaire par les deux secrétaires. Nous pouvons remarquer que si les finances des sections sont distinctes, on opte pour une mise en commun des collections dans le cadre de l’institution départementale qu’est le Musée.

Et surtout, c’est au cours de cette séance du 24 août 1824 que l’on décide de baptiser l’enfant « Société d’émulation des Vosges ». Le lendemain, Parisot rappelle au préfet l’usage de ses prédécesseurs en matière de nomination des membres et propose une série de candidatures qui constitue, en dehors de ceux des deux sociétés antérieures, la toute première liste de membres de la Société d’émulation dont nous ayons connaissance (certes non confirmée par le préfet). Outre le nouvel ingénieur en chef des Ponts et Chaussées (simple remplacement poste pour poste), on y trouve au titre des Sciences Constant Petot, un jeune élève ingénieur des Ponts et Chaussées sorti troisième de Polytechnique qui travaille dans le Doubs au chantier du canal Monsieur, Arthur Clarke de Feltre, également polytechnicien et sous-lieutenant aux Cuirassiers de Berry, et le « célèbre et très zélé » docteur Demangeon. Au titre des Lettres, les impétrants sont Crassous, présenté ici comme « beau-père de M. de Brignan », Briguel, régent de rhétorique, Demenge, ancien professeur à Saint-Dié, Colin, ancien professeur de rhétorique à Épinal, Vosgien, juge à Épinal, Febvrel et le docteur Deguerre de Rambervillers, et Pellet, le « Barde des Vosges », avocat à Épinal, dont nous savons qu’il sera chargé du secrétariat. La séparation entre les Sciences et les Lettres se retrouvera dans le projet évoqué au paragraphe suivant puis disparaîtra définitivement.

Octobre 1824


Conséquence du choix d’une réunion des deux entités, il est donc acquis dès le départ que les membres de l’une et de l’autre sont inscrits de droit dans celle des deux sections, agriculture ou antiquités, correspondant à leur société d’origine. On prévoit la possibilité d’entrer dans une autre section que celle où l’on est de droit, sous réserve de l’acceptation par la Société et de l’approbation du préfet. Dans une séance de la Commission des antiquités du 6 octobre 1824 à laquelle participe Mathieu et que Parisot rapporte au préfet par écrit deux jours après, on propose concrètement non pas trois mais quatre listes de candidatures que nous allons parcourir en détail. La première concerne la Section des antiquités. On y place les membres actuels de la Commission sur la base de l’annuaire du département de 1824. Deux noms viennent compléter la liste : MM. de Chamberet, le nouvel ingénieur des Ponts et Chaussées, et Mathey, un ancien ingénieur architecte des constructions communales résidant à Neufchâteau. À ce moment, la Section des antiquités reproduit donc presque exactement la composition de la Commission du même nom.

La deuxième liste reproduit le même schéma pour la Section d’agriculture. Mais on ajoute ici dix personnes, soit plus du tiers de l’effectif initial : de Chambon et Ruault, maire et ancien maire d’Épinal, Deblaye, maire des Forges, Doublat, receveur général, de Buffévent, inspecteur des forêts, d’Herbel et de l’Épée, propriétaires à Charmes et à la Verrerie de Portieux, Berthier, propriétaire de la ferme expérimentale de Roville-devant-Bayon, et Mathieu de Dombasle, directeur de la même ferme. L’assiette sociale du recrutement reproduit celle de la Commission et fait une place intéressante à deux personnalités de l’agronomie extérieures au département, Roville étant dans la Meurthe. Mathieu qui souhaitait des renforts devrait être rassuré, d’autant plus que, comme nous le verrons, on s’arrêtera pas en si bon chemin.

La Section des Lettres est créée de toutes pièces. On y lit, en plus de ceux de Crassous, Briguel, Colin, Vosgien et bien sûr Pellet, déjà cités, les noms de Monseigneur Jacquemin, l’évêque de Saint-Dié, qui va décliner l’invitation, l’abbé Bazanjon, principal du collège, Masson, substitut du procureur du Roi, Charton et Cardinet, employés à la préfecture, tous à Épinal sauf l’évêque. Ici le recrutement est plutôt professoral, judiciaire et administratif, à un niveau hiérarchique parfois légèrement inférieur à celui des deux premières sections.

Vient enfin la Section des Arts avec, outre Arthur Clarke de Feltre, Constant Petot, Demangeon, Deguerre et Febvrel, déjà cités, les docteurs Pariset, Thyriat, et Garnier, médecins renommés, Barreau, pharmacien, Jaillet, régent de mathématiques, tous deux à Épinal, Woltz, ingénieur des mines du département, mais en résidence à Strasbourg, Sautre, du Conseil du département et maître de forges, et enfin Guilgot-Brocart, papetier. On aura compris bien sûr qu’il ne s’agit pas des Beaux-Arts mais bien des techniques, au sens ancien du mot art. Avec six médecins et un pharmacien, les professions médicales sont très représentées, surtout si l’on observe que les ingénieurs ne résident pas sur place.

On retrouve encore la référence à quatre sections dans une liste complémentaire sans date et dans « une nouvelle et dernière liste supplémentaire » présentée au préfet dans un extrait de procès verbal de la Commission des antiquités du 11 novembre 1824. Parisot y expose les mérites et qualités des candidats au préfet qui n’avait pas pu assister à la séance, empêché par des occupations « plus sérieuses ». La Section des antiquités se voit enrichie de Schweighauser fils, un archéologue professeur à l’académie de Strasbourg et correspondant de l’Institut, auteur avec de Golbéry d’un ouvrage remarqué sur les antiquités d’Alsace. Dans la Section d’agriculture, il est urgent de réparer « un oubli vraiment inconcevable » pour lequel la Commission a « reçu des reproches très énergiques » en nommant le célèbre pasteur Oberlin de Waldbach au titre de membre honoraire. La Section des Lettres recevra Balland, propriétaire à Rambervillers. Celle des Sciences le docteur Mergaut de Mirecourt, ainsi que Claudel, polytechnicien capitaine du génie militaire à Épinal, et Didion, issu de la même école et élève au corps des Ponts et Chaussées. Dans la lettre d’accompagnement de la liste, Parisot insiste sans surprise sur les titres prestigieux des impétrants et les nombreuses sociétés savantes auxquelles ils adhèrent déjà. Il est plus amusant de le voir mettre en avant la jeunesse des deux polytechniciens au motif qu’« il faut des jeunes gens pour travailler ».

L’heureux évènement


L’arrêté du 8 janvier 1825


La deuxième moitié de l’année 1824 est ainsi consacrée à la préparation de la nouvelle société qui se voit règlementairement constituée par un arrêté du préfet de Meulan en date du 8 janvier 1825. Cet arrêté est à proprement parler l’acte de naissance de la Société d’émulation et vaut règlement.

L’article premier s’énonce comme suit : « Les Sociétés d’Agriculture et des Antiquités sont réunies sous la dénomination de Société d’émulation du département des Vosges. » avec référence aux arrêtés de création des deux organisations. Au sens strict, il ne s’agit donc pas d’une création mais bien de la réunion de deux entités sous une nouvelle dénomination. Il est alors tout à fait vraisemblable que ce que nous percevons comme une naissance ait été vécu par les sociétaires de l’agriculture et des antiquités comme une simple modification des structures dans lesquelles ils avaient l’habitude de travailler et de se rencontrer, et dont les finances restent séparées. L’idée d’ouvrir deux sections vraiment nouvelles, une des Lettres et une des Arts, a été abandonnée au profit d’une unique section des Sciences et Belles-Lettres où l’on va retrouver les candidats pressentis pour les deux premières. Cette section n’a tout simplement pas de ressources, ni financement, ni comptabilité. Il est vrai qu’elle a vocation à recevoir des mémoires scientifiques, des pièces de vers et toute espèce d’ouvrages littéraires, ce qui ne coûte rien.

Le fait que la Société d’émulation ne soit à son origine rien d’autre que la réunion de deux sociétés dont nous avons montré qu’elles étaient des outils au service du préfet entièrement sous la coupe de ce dernier et de ses services nous semble de nature à rendre caduque toute hypothèse qui voudrait y voir l’initiative d’un groupe d’opposants au régime et de francs-maçons contraints à la semi-clandestinité. Bien sûr, cela n’empêche en rien la présence a posteriori d’opposants et de francs-maçons, surtout dans la troisième section constituée d’hommes nouveaux. Nous examinerons bientôt ce point de plus près.

Mais revenons au processus de constitution de la Société. L’article 2 de l’arrêté définit ses missions :

 « La Société d’émulation s’occupe particulièrement des améliorations de l’agriculture, de la propagation des nouveaux procédés, des nouvelles découvertes en cette partie ; de la recherche des antiquités du département, des progrès du commerce et de l’industrie, et de tout ce qui a rapport à la statistique départementale. Elle reçoit les mémoires scientifiques qui lui sont adressés, ainsi que les pièces de vers et toute espèce d’ouvrages littéraires. Elle en fait mention dans son journal, s’il y a lieu.»

Par rapport à celles des deux anciennes sociétés, la nouveauté tient dans l’introduction explicite du commerce et de l’industrie, de la statistique départementale, des pièces de vers et des ouvrages littéraires. Si l’on peut raisonnablement admettre que ces dernières productions relèvent de la Section des Sciences et Belles-Lettres, que les questions d’agriculture et de recherche d’antiquités demeurent du ressort de leurs ex-sociétés respectives, et que chacun contribuera à la statistique dans son domaine propre, il reste que le règlement n’attribue les nouvelles compétences sur le commerce et l’industrie à aucune section, ouvrant ainsi la porte à bien des conflits potentiels.

Les autres articles de l’arrêté décrivent comme il se doit l’organisation et le fonctionnement de la Société, mais avec bien des lacunes et autres imprécisions. Outre ce que nous avons déjà dit, on y prévoit une articulation entre le travail des sections et celui de la Société qui permettra une quasi-autonomie des premières qui « pourr[ont] se réunir séparément, quand elle[s] le juger[ont] convenable » (article 1). La Société a un président, trois vice-présidents, un secrétaire perpétuel et un trésorier. Curieusement, la dévolution de la fonction de président n’est jamais définie : l’article 3 dit seulement que « quand le Préfet assiste à la séance, c’est lui qui la préside ». Pour autant, « les admissions nouvelles continueront d’être prononcées par le Préfet, sur la présentation de la Société » mais ce n’est pas en qualité de président. On ne sait pas non plus explicitement qui sont les trois vice-présidents, mais il semble aller de soi que ce sont les présidents des sections, qui sont élus au scrutin secret, comme les secrétaires de section et le secrétaire perpétuel. Le texte ne dit rien sur la désignation du trésorier, mais dans les faits, il sera élu au scrutin secret comme les autres membres du bureau lors de la séance inaugurale du 26 janvier. Ce qui ne sera pas le cas pour le président : tout se passe comme si la présidence de la Société par le préfet relevait d’une telle évidence qu’il n’est même pas besoin de la formuler. La distinction entre membres résidant à Épinal, dans le département et à l’extérieur n’apparaît pas, mais la toute première liste officielle des sociétaires les présentera en trois sections et selon trois groupes dans chacune d’entre elles : membres résidant au chef-lieu, membres domiciliés dans les arrondissements, et membres correspondants. Il n’est pas fait mention en 1825 d’un numerus clausus pour les membres résidant au chef-lieu.

Par ailleurs, le texte donne un certain nombre de précisions dont la périodicité des réunions générales, le premier mercredi de chaque mois. Ces réunions « se tenaient à la préfecture et les séances de section dans un local adjacent à l’ancienne bibliothèque de la place Lagarde, mis gracieusement à la disposition de la Société par la Ville ». Il est prévu une séance annuelle publique, le 5 novembre, lendemain de la fête du Roi. Le choix de cette date placera cette séance au sein d’un ensemble de festivités dont elle ne sera qu’un élément, et non pas la cause principale comme on pourrait être tenté de la croire. Il confirme en tous cas l’insertion de la Société par la préfecture dans sa politique de communication, comme l’on dirait aujourd’hui. Nous parlons de la préfecture plutôt que du préfet lui-même dans la mesure où il semble établi que les préfets du moment étaient occupés avant tout par l’établissement des collèges électoraux. Charles Charton écrira en effet plus tard que le préfet de Meulan, ayant « un goût prononcé pour les lettres et pour les arts » et « poète à son heure », « se prêta à la formation de la Société d’émulation avec la meilleure grâce du monde », ce qui dénote une implication limitée dans notre dossier, lequel aurait plutôt relevé de Rogniat, le secrétaire général qui administrait de fait le département et que l’on va retrouver membre des trois sections de la Société. Il est le seul dans ce cas.

Enfin, l’arrêté programme la publication d’un journal trimestriel aux fins de « répandre dans le département la connaissance des nouvelles découvertes et des améliorations obtenues » (article 8). Nous reviendrons plus loin sur la question des publications.

Ces statuts de 1825 définissent en réalité trois sociétés simplement chapeautées par un bureau et qui, comme l’écrit sans ambages Derazey à l’occasion du centenaire de 1925, ne sont que des « rouages administratifs » dont les membres, qui ne paient pas de cotisation, sont « des fonctionnaires sans traitement sous la dépendance du Préfet ». Le financement est assuré par les subventions du Conseil général aux sections d’agriculture et des antiquités, comme pour les anciennes sociétés. On prendra acte de l’insuffisance de ces statuts quand il faudra les présenter en vue d’obtenir l’approbation royale en 1829. Ils seront alors largement refondus.

Si l’on fait maintenant le bilan des mouvements de personnes depuis les anciennes sociétés vers les sections de la nouvelle, on obtient que tous les membres de la Société d’agriculture passent dans la section correspondante de l’Émulation. Il s’y ajoute 12 nouveaux, ce qui porte l’effectif à 40. Tous les membres de la Commission des antiquités font de même, sauf Meschini qui a quitté les Vosges. Il s’y ajoute 5 nouveaux, ce qui fait 35. Les 28 membres de la section Sciences et Belles-Lettres sont tous nouveaux, sauf Rogniat qui est partout. 9 personnes appartiennent à la fois à la section d’agriculture et à celle des antiquités. L’effectif total de la Société d’émulation à sa création s’élève ainsi à 95 membres dont 38 à Épinal, 46 dans le reste du département et 19 ailleurs . Nous reviendrons plus loin sur la composition de ce groupe.

La séance inaugurale du 26 janvier 1825


Cette date est en général retenue comme celle de la naissance de la Société d’émulation. En conséquence, les 31 personnes présentes ce jour-là à Epinal sont souvent présentées comme les membres fondateurs, alors que ceux-ci sont en fait près d’une centaine. Sans doute la présence à la séance inaugurale marque-t-elle un engagement, mais l’absence n’implique pas forcément l’inverse. On peut remarquer que si les Spinaliens représentent environ 40 % de l’effectif de la Société, ils sont 27 sur 31 (87 %) à cette séance inaugurale, les 4 autres venant de Rambervillers et de ses environs. Cette forte domination des habitants du chef-lieu est assez frappante, alors que la distinction statutaire entre eux et les extérieurs n’existe pas encore dans les statuts de 1825. Il est vrai que les routes ne sont pas excellentes et que nous sommes fin janvier.

La répartition par section mérite un peu d’attention. En effet, 14 membres de la Section d’agriculture participent à la cérémonie, sur 40 possibles (35 %). Pour les antiquités, la proportion est de 7 sur 35 (20 %). Enfin 13 sur 28 (46 %) sont présents au titre des Sciences et Belles-Lettres. Sans doute l’argument géographique et climatique peut-il expliquer le score avantageux de cette dernière section dont 57 % des membres habitent à Épinal, alors qu’ils ne sont que 29 % dans ce cas aux antiquités et 38 % à l’agriculture. Il convient bien sûr de comparer avec réserve des pourcentages obtenus à partir d’effectifs aussi modestes, mais il reste difficile de ne pas s’interroger sur les raisons du manque d’enthousiasme des antiquaires. Parisot aurait-il un peu forcé la main de ses collègues ? Faut-il voir là un signe avant-coureur des difficultés que va bientôt connaître cette section ? Et quelle influence aura donc à plus long terme cette nouvelle section des Sciences et Belles-Lettres qui regroupe à elle seule presque la moitié des participants ?

Attardons-nous un moment sur le déroulement de cette séance inaugurale. Dans une allocution n’excédant pas cinq minutes, le préfet se félicite des exceptionnelles ressources agricoles et historiques qu’il découvre dans ce département qui doit « s’enorgueillir de la place qu’il occupe dans un royaume justement envié sous ce rapport par toutes les nations de l’Europe ». Il dévoile une conception des beaux-arts et de la poésie au service de la gloire des grands hommes et une vision de l’histoire en juge implacable des tyrans barbares, dont il donne sans le nommer un exemple récent, un homme aux « hautes conceptions » et au « vaste génie », mais d’« un dégoutant égoïsme » et d’« une inconcevable sécheresse d’âme », qui a voulu se « faire pardonner son pouvoir usurpé » en accordant « aux arts, aux sciences, aux lettres, une protection tutélaire ». En contrepoint, quel bien immense ne ferait donc pas « un Roi essentiellement bon, essentiellement aimant » seulement soucieux « du bonheur de ses enfants » ? Le préfet termine en exaltant la grandeur de la tâche à accomplir, certain qu’il est des « talents et du zèle » de ces messieurs auxquels il s’adresse et qui vont « l’aider et le guider ». Et tout le monde crie « Vive le Roi ». Le ton est donné. Sur un fond de généralités flatteuses pour les Vosges et dans un net cadrage politique, les membres de la Société savent à quoi s’en tenir : ils sont au service du préfet. Ce qui ne change rien pour les anciens des sociétés d’agriculture et des antiquités. Mais cela ira-t-il de soi pour les petits nouveaux des Sciences et Belles-Lettres ?

La séance se poursuit par la lecture de l’arrêté du 8 janvier par Parisot et l’élection du bureau à bulletin secret sous la présidence du préfet et la responsabilité d’un bureau provisoire constitué par les doyens d’âge que sont Bazanjon, Crassous et de Chambon, scrutateurs, et le plus jeune, Cardinet, secrétaire. Piers, doyen des conseillers de préfecture entré à la Société d’agriculture en 1824 est élu vice-président à la section homonyme. Mathieu en devient sans surprise le secrétaire, comme Parisot pour les antiquités que va diriger comme il se doit de Chamberet, l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées. L’impression donnée par le discours d’ouverture se confirme : ils sont tous soumis professionnellement à l’autorité du préfet qui n’a pas de soucis de discipline à se faire, sauf peut-être du coté des Sciences et Belles-Lettres où l’on trouve Crassous vice-président et Pellet secrétaire, deux avocats indépendants de l’administration, classés politiquement à gauche et francs-maçons. En dehors du préfet, les membres du bureau compétents pour l’ensemble de la Société sont deux fonctionnaires : Parisot, professeur au collège qui cumule le poste de secrétaire perpétuel avec celui de secrétaire de sa section, et Doublat, trésorier, le receveur général, un des hommes les plus riches et les plus influents du département. Notons que Rogniat, le secrétaire général de la préfecture qui siège dans les trois sections et auteur de la motion à l’origine de l’Émulation prend habilement soin de ne se faire élire nulle part.

Après ces opérations statutaires, on écoute un rapport de Mathieu sur la broie mécanique de M. Laforest, une machine « destinée à façonner le chanvre et le lin sans la pratique dangereuse du rouissage » et l’on approuve une souscription lancée par la Section d’agriculture pour la construction d’un modèle de cette machine. On admire enfin une pièce de vers, La Gloire, composition du jeune Cardinet déclamée par son auteur que l’on encourage en décidant la publication de l’œuvre dans le Journal de la Société, à l’égal du discours du préfet et du rapport de Mathieu. Et la séance se termine ainsi, sans contribution de la Section des antiquités, décidément bien discrète en ce jour solennel. La Société d’émulation est née, nous la regarderons vivre ses premières années. Mais auparavant, attardons-nous un instant sur les caractéristiques sociales des hommes qui la constituent. 




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